Les Saisons, histoire d'une redécouverte

En 1950, Henri Matisse alors en plein travail pour la conception de La Chapelle du Rosaire de Vence, est contacté par le peintre Inosuké Hazama[1], missionné par le gouvernement japonais, afin d’organiser la première exposition de ses œuvres dans son pays.

Henri Matisse, d’abord réticent car focalisé sur la Chapelle, est amateur d’art japonais et entretien des rapports avec plusieurs artistes nippons. Il saisit finalement cette occasion pour exposer au Japon une sélection rétrospective de son travail ainsi que ses recherches les plus récentes ; et collecter ainsi une partie des fonds nécessaires à la construction de la Chapelle de Vence, dont il finance la construction sur ses deniers personnels pour assurer son indépendance créative.

Depuis le début des années 40, Matisse développe un langage plastique totalement inédit, celui des papiers gouachés découpés, d’abord pour des maquettes, des illustrations de livres et des couvertures de revues telles que Verve et Cahiers d’art. Avec le projet de la Chapelle du Rosaire, les papiers gouachés découpés ont pris une ampleur formidable dans son atelier pour préfigurer les vitraux et les ornements sacerdotaux du lieu de culte.

Henri Matisse voit dans cette innovation, la fusion de tous les arts :

« Découper à vif dans la couleur, dessiner avec des ciseaux me rappelle la taille directe des sculpteurs ». (Jazz, 1947)

À l’occasion de l’exposition japonaise de 1951, organisée par le Musée National de Tokyo et le journal Yomiuri Shibun, ses interlocuteurs lui demandent de concevoir plusieurs affiches et couvertures de catalogues, ainsi qu’une série de 4 couvertures pour la revue Bungeishunju.

Le témoignage de Lydia Delectorskaya, assistante et modèle de Matisse depuis le milieu des années 30, conservé aux archives Matisse, nous apporte des précisions sur ces 4 illustrations : « Il a fait pour la revue 4 couvertures en s’inspirant de l’idée des 4 saisons de l’année : Printemps, Été, Automne et Hiver, en exprimant leur essence par le rapport des couleurs (…)

La jaune est le printemps,
La verte – l’été,
La rouge – l’automne,
Le gris léger – l’hiver »

Ces 4 compositions presque abstraites, ornées des formes et des couleurs emblématiques de l’artiste, ont été publiées en 4 numéros spéciaux de la revue entre mai 1951 et juin 1952.

La première livraison, L’Hiver, est accompagnée d’un article de Kei Sato intitulé « À propos de la couverture de Matisse », qui décrit l’impact visuel de ces papiers découpés du leurs premiers spectateurs : « Quand les images originales sont arrivées de France, d’au-delà des mers, je les ai vues dans le bureau de rédaction du nouveau bâtiment ; mon impression a été comme si de belles fleurs s’épanouissaient tout d’un coup sur les tables alentour. Il s’agissait de gouaches découpées que Matisse utilise beaucoup ces derniers temps et dont l’intérêt consiste à essayer de créer une surface radieuse par la diversité des formes, dans les compositions libres et belles. (…) Le plaisir de chercher l’accord de couleurs et de formes auquel on aspire, est comparable à celui d’un excellent joueur d’échecs qui pose son pion à la juste place. »

Les compositions originales, envoyées par Matisse à l’éditeur japonais sont aujourd’hui non localisées. De ce fait, ces œuvres sont actuellement très peu connues et rarement reproduites en occident. La récente exposition « Formes libres » [2] des collections du Musée Matisse de Nice au National Art Center de Tokyo a permis de faire réémerger cette part ignorée de la collaboration entre Matisse et le Japon. Une série complète des numéros de Bungeishunju illustrés par Matisse vient de rentrer dans des collections du Musée Matisse de Nice par donation.

Maison Matisse, fondée par des descendants de l’artiste souhaite aujourd’hui permettre aux amoureux d’Henri Matisse de disposer de reproductions de qualités d’œuvres rares et mettre en valeur la modernité de son travail. Pour cette édition des Saisons, nous sommes repartis des couvertures imprimées pour restituer au plus près les formes et les couleurs des créations originales de Matisse.

Pour ce projet Jean-Matthieu Matisse a souhaité travailler avec l’un des imprimeurs historiques de son arrière-grand-père. L’impression de cette série a été confiée à Nicolas Draeger, Editions Anthèse[3], héritier de l’imprimeur historique de Jazz (1947), Draeger frères, connu pour son savoir-faire dans les éditions d’art.

Le procédé de reproduction utilisé est celui de l’alugraphie, une technique d’impression qui consiste à graver au laser le dessin original sur une feuille d’aluminium, avant de le transférer sur le papier. Ce procédé artisanal, proche de la lithographie, réalisé sur une presse centenaire, demande un calage minutieux et une préparation de l'encre qui se fait au rouleau, à la main. La densité des couleurs pouvant varier d'une feuille à l'autre, chaque exemplaire est pour ainsi dire unique. Cette technique est idéale pour reproduire les gouaches découpées de Matisse qui présentent de légères variations de teinte en fonction de la façon dont chaque feuille a été gouachée avant son découpage.

Ces reproductions ont été tirées sur un papier de grande qualité : un vélin 100% coton, blanc pesant 270g/m2, le BFK Rives blanc fabriqué par Arches[4], similaire au papier utilisé par Matisse pour ces dessins. Notre édition est limitée à 100 exemplaires.

Pour une raison encore inexpliquée, Les Saisons conçues par Matisse ont été publiées dans la revue Bungeishunju à rebours de l’ordre chronologique : Hiver, Automne, Eté puis Printemps. Ceci n’est pas sans évoquer les réflexions de l’artiste à cette époque, lui qui pensait qu’une Seconde Vie lui avait été donnée en 1941 après une grave opération chirurgicale, pour renouveler son œuvre. Il écrivait à son ami André Rouveyre : « J’espère qu’aussi vieux que nous vivrons, nous mourrons jeunes [5]. » préfigurant ainsi cette devise testamentaire essentielle à la compréhension de la vitalité de son œuvre :

« Il faut voir toute la vie comme lorsqu'on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c'est à dire personnelle[6]. »

[1] https://www.olympedia.org/athletes/920940
[2] https://www.musee-matisse-nice.org/fr/exposition/formes-libres/
[3] https://anthese.fr
[4] Créée en 1787 à Rives, la petite papeterie Blanchet de Rives devient la papeterie Blanchet Frères et Kléber (BFK) en 1820 lorsque les frères Augustin et Victor Blanchet s’associent avec Jean-Antoine Didier Kléber. Le fameux papier Velin BFK Rives®, encore fabriqué au Moulin à papier d’Arches, demeure une référence de qualité dans le monde du papier à dessin et de l’édition d’art.
Fabriqué sur forme ronde, c’est un papier très résistant qui possède un incroyable toucher, d’une très grande douceur. Il est choisi pour les techniques de dessin les plus diverses, sa surface lisse permet de valoriser le moindre détail. Quelle que soit leur technique, les éditeurs d’art le plébiscitent pour son « amour » de l’encre.
[5] Lettre de Henri Matisse à André Rouveyre, 4 avril 1950 (Ecrits et Propos sur l’Art, p. 297).
[6] Propos recueillis par Régine Pernoud, Le Courrier de l'UNESCO, Vol VI, n° 10. Octobre 1953. (EPA p. 321)